Penser la violence des femmes
Tueuses, ogresses, sorcières, pédophiles, hystériques, criminelles, délinquantes, furies, terroristes, kamikazes, cheffes de gang, lécheuses de guillotine, soldates, policières, diablesses, révolutionnaires, harpies, émeutières, pétroleuses, viragos, guerrières, Amazones, boxeuses, génocidaires, maricides... Qu'y a-t-il de commun entre toutes ces figures ? Pour le comprendre, il importe d'exhumer, de dénaturaliser, d'historiciser et de politiser la violence des femmes. Telle est l'ambition de cet ouvrage qui propose une approche pluridisciplinaire sur un sujet trop longtemps ignoré des sciences sociales. Cette somme inédite, réunissant des études historiques, anthropologiques, sociologiques, linguistiques et littéraires, révèle combien la violence des femmes est au cœur d'enjeux d'ordre à la fois politique et épistémologique. Penser la violence des femmes, c'est en faire un véritable levier pour considérer autrement la différence des sexes, la violence et, par-delà, l'ordre social.
Année : 2017
Collection : Sciences humaines
Éditeur : La Découverte
Préface
Arlette Farge*
Il y a déjà un peu de temps, entre accueil réticent ou indifférence et, même, reproches, sortit un livre collectif intitulé De la violence et des femmes [Dauphin, Farge, 1997**]. Le silence, après sa parution, fut violent pour l’équipe qui avait travaillé régulièrement sur ce projet pendant plus de trois ans.
Aujourd’hui, voici la violence des femmes sur le devant de la scène, prise en charge par chercheuses et chercheurs, anthropologues, sociologues et historien(n)es. La réflexion avance et les faits montrent à l’évidence l’existence de cette réalité. De plus, certains tabous sont tombés : devient plus lointaine l’idée que les femmes, par essence ou nature, seraient éloignées des formes de conflits domestiques, judiciaires ou guerriers que la vie, si souvent, provoque ou construit. Faire l’histoire des femmes, participer à l’élaboration du concept de genre, être féministe depuis peu parce que jeune, depuis longtemps parce que plus âgée, n’oblige plus (ou plutôt pas) à se taire sur certaines formes de l’existence des femmes, fussent-elles considérées comme dangereuses, répréhensibles et peu dignes de ce qu’on appelle la « défense de la cause des femmes ». Les femmes sont des êtres humains à part entière et elles en assument toutes les facettes, à chaque fois, dans un contexte particulier ; en épousent les figures, s’en approprient les désirs, mais aussi les désarrois, les transgressions et les nécessaires combats, toutes les formes d’actions qu’elles décident d’avoir et s’en vont bien loin parfois des stéréotypes censés les accueillir, les définir, les protéger et les conduire. Elles ont été en quelque sorte « fabriquées » (sans l’être vraiment, comme ce livre le prouve) par tant de représentations à leur égard ; le silence se fit longtemps sur les aspects qui ne correspondaient pas au schéma commode (et qui, soyons franche, rendit bien des services au tout début de l’histoire des femmes) du couple domination/oppression, d’où la femme dominée ressortait obligatoirement comme étant passive, et « vierge » de toute activité exprimant un désir de violence ou une volonté d’en appeler à ses forces physiques pour se battre, aller à la guerre, résister avec des armes, etc. Les mouvements féministes de tous ordres ont mis un temps « sépulcral » à considérer les femmes hors de la cage de la domination ; à les lire et à les voir comme actrices volontaires de leur destin, fût-il violent. Il faut, bien sûr, reconnaître que le schéma et la réalité « violences sur les femmes » l’emportent largement sur la violence des femmes ; et cette dissymétrie (combat de plusieurs générations de féministes) explique évidemment que le volet « violence des femmes » n’ait pas été perçu, ou du moins peu considéré. C’était, malgré tout, oublier bien des contextes sociaux, économiques, politiques, ainsi que des contextes de classes sociales, qui, répandant la misère, les épouvantables conditions du travail féminin, la pauvreté économique et familiale, provoquaient en même temps mouvements ou événements violents auxquels les femmes prenaient largement part, parfois au premier rang. Ainsi ont-elles défendu depuis longtemps, aussi bien que l’infirmité de leur position sociale, leur nécessité de vivre à l’unisson des combats politiques (la Révolution, la Commune, etc.) et d’exprimer en certaines occasions ce qu’elles possèdent elles aussi de violence 1.
Cette dernière affirmation, qui tombe sous le sens, nécessite que soit tenté autour de l’existence de cette violence et des formes empruntées un vrai travail de réflexion et de distance qui permet de l’envisager, non seulement dans la description de sa (ses) réalité(s), mais à travers les prismes qui l’entourent, ses manières particulières de s’exercer, ses stratégies, sa conscience de transgression, les modes de réception que lui opposent ou offrent les institutions, les entourages culturels, littéraires ou artistiques. Cette démarche explique le titre du livre : Penser la violence des femmes. Oui, la « penser », c’est le mot, car il est nécessaire de prendre en compte l’étonnement qui saisit le monde à l’annonce de toute violence exercée par le sexe féminin. La « penser » parce qu’elle est pour beaucoup une énigme, une interrogation et que l’on préfère, à coup sûr, l’oublier parfois, ou refuser à ces femmes militantes et violentes dans les combats, par exemple, de pouvoir se réintégrer dans la société, une fois la paix revenue. La place de femmes violentes dans des contextes collectifs reste une place intenable, et toutes les auteures et auteurs de ce livre très réfléchi en ont pris la mesure.
Nul doute que la violence féminine une fois reconnue ou même, dans certains cas, devenue légitime, génère une complexité sociale et politique infinie. D’ailleurs, nombre d’auteurs, pour écrire leurs articles, se sont référés à des penseurs connus comme Erving Goffman, Michel Foucault ou encore à des pensées d’avant-garde comme celle de Gayatri Spivak, c’est dire l’importance mise à réfléchir sur ces situations de violence. De plus, chez chaque femme violente ou combattante ne gît pas nécessairement une attitude féministe : il est des cas (au Brésil, chez des femmes dealers de drogues, criminelles et meurtrières sans particulière conscience de ce qu’est donner la mort) où les convictions politiques ou féministes importent peu ; seule surgit une sorte de « socialisation » de l’homicide comme moyen de subsistance, moyen de préserver à coups de feu leur propre rôle de pourvoyeuses de drogues contre d’autres dealers. Malgré tout, dans la violence de certaines femmes qui n’interrogent pas pour autant la question de leur sexe, semblent subsister des stigmates de ce que l’on pourrait appeler le pouvoir des faibles [Spivak, 2006]. On voudrait être sûre que ce « pouvoir des faibles » soit la seule justification d’une violence abrupte et considérable, àmoins que ce ne soit dans l’oubli même de la différence sexuelle que s’organise un désir demort à l’intérieur de la société infiniment démantelée que constituent les favelas. Ce qui n’est pas simple à penser…
En cas de conflits plus ordinaires (violences domestiques, criminalité, délits) apparaît toute une institutionnalisation de la peine qui véhicule de nombreux stéréotypes sur la féminité. La justice a du mal (sauf exception) à punir une femme sans chercher à la replacer dans un contexte familial, maternel, ceci avec le désir inconscient qu’elle n’ait pas trop enfreint les règles de son rôle, qu’au pire elle ait agi dans une situation de légitime défense. Dans leur article sur les comparutions immédiates en justice 2, Maxime Lelièvre et Thomas Léonard examinent toutes ces composantes. Il serait passionnant de définir aussi quelles autres composantes entourent les délits masculins (Blanc/non-Blanc ; pauvre/riche ; ouvrier/employé, etc.).
Dans les combats et révolutions, la dénégation la plus cruelle, le déni le plus intenable en ce qui concerne la violence féminine, c’est de ne jamais cesser de lui retirer toute motivation politique, tout engagement militant, toute participation consciente et sue à la vie politique.Même s’il est parfois momentanément attribué au hasard d’un événement, cet engagement politique lui est ensuite rapidement retiré. C’est une histoire de longue haleine, que ce livre énonce de façon solide et convaincante, en voyageant à travers siècles et continents. Dénier à la femme une conscience politique, c’est marcher à reculons, comme aveugle et sourd aux mouvements mondiaux insistants. Les printemps arabes en sont peut-être les témoins…
Penser la violence des femmes, dirigé par Coline Cardi et Geneviève Pruvost, est, je le pense, un événement intellectuel, tant il travaille collectivement sur tous les aléas, toutes les réalités et toutes les possibilités d’activité féminine, cela sans tabou, et toujours accompagné d’une intense réflexion. Soyons claire : personne ici ne dit qu’être violente est un accomplissement de soi ni un but à atteindre ; mais chacun, avec autant d’harmonie que d’interrogations, cherche à comprendre comment cette attitude est construite, comment elle se façonne à travers les époques et les continents, face à des difficultés familiales et des investissements politiques dont il faut reconnaître l’importance. À quoi bon le cacher, comme on le faisait dans les années 1990 ? Le féminisme n’a jamais été une façon de mettre les femmes au pinacle, mais de les situer avec justesse et dignité au milieu de sociétés diverses qui ne sont pas toutes prêtes à les accepter comme « humaines à part entière ».
Un dernier mot, s’il m’est permis de le transmettre ici à la fin de cette préface ouvrant sur une grande palette de réflexions : l’accès des hommes comme des femmes au pouvoir de violence peut – certes – détenir une dimension politique et émancipatrice et l’on doit reconnaître, dans certains cas, sa portée de défense légitime ou de conviction politique. Mais l’égalitaire accès des hommes et des femmes au pouvoir de violence revêt-il, dans tous les cas, une dimension politique et émancipatrice de l’égalité ? Cela pose, en soi, le problème de la violence humaine, du recours à la guerre, aux armes, aux crimes, à la défiguration de soi par la mort d’autrui. Il vaut la peine d’aborder ces thèmes de réflexion, sans jamais se féliciter trop rapidement de ce que les femmes – on le sait depuis longtemps – sont violentes. Il faut, grâce à ce livre, poser cette violence à l’intérieur des rapports sociaux et politiques qu’entretiennent familles et sociétés, puis s’interroger – de façon plus universelle – sur la faculté émancipatrice de la violence, sauf lorsqu’elle obéit à une volonté décidée de se défendre socialement et politiquement, non seulement de toute injustice, mais de toute oppression et domination, battant en brèche tout principe de justice et d’égalité.
Une femme violente est une femme violente, et tout historien ou sociologue doit saisir ce fait au sein de sa discipline et du contexte dans lequel se passe l’événement. Il n’y a aucunement à décider que toute femme « s’émancipe » par la violence, ni à dire que, violente comme les hommes, elle porte dès lors en elle des valeurs féministes.
*Directrice de recherche au CNRS, Centre de recherches historiques, EHESS. Contact : <arlfarge@ehess.fr>.
** Les références ainsi données renvoient à la bibliographie générale en fin d’ouvrage.
1 C’est dans ces mêmes perspectives que naquit, sur un tout autre thème, un autre livre
collectif examinant les possibilités de séduction des femmes [Cécile DAUPHIN, Arlette
FARGE (dir.), 2001].
2 Page 314 du présent ouvrage.