L’Invention de Vivian Maier
Vivian Maier fut d’abord découverte, comme l’indique le titre de l’un des deux documentaires qui lui ont été consacrés (Finding Vivian Maier) ; mais aujourd’hui, on peut dire à juste titre que sa vie nécessite d’être inventée de façon posthume. Dans une large mesure, cette invention se justifie par l’ampleur de sa production, et l’arrivée de celle-ci sur le marché de la photographie. Mais il ne s’agit là que de l’un des nombreux problèmes posés à la fois par la vie de l’artiste et par son œuvre. C’est son emploi de nurse – un métier largement réservé aux femmes – qui a fourni ample inspiration à ses photographies. Un métier qui, par ailleurs, pourrait rapidement devenir une étiquette. Dans le second documentaire, celui de la BBC, intitulé Who Took Nanny’s Pictures ?, certains des enfants dont elle avait la charge, aujourd’hui adultes, la comparent à Mary Poppins. Si l’on observe les nombreux autoportraits de l’artiste se reflétant dans un miroir ou une vitre, la ressemblance entre ce visage impassible, un peu revêche, et Mary Poppins semble bien mince. Il n’en reste pas moins que la nouvelle renommée de l’artiste en tant que « street photographer » [« photographe de rue »] appelle un récit, une histoire, une manière de faire le lien entre son existence et une œuvre pléthorique, malgré les difficultés posées par le caractère énigmatique de cette femme très secrète et les lacunes de sa biographie.
Vivian Maier, Auto-portrait, sans date © Vivian Maier / Maloof Collection. Courtesy Howard Greenberg Gallery, New York
En 1984, dans un passionnant essai intitulé « Landscape/View : Photography’s Discursive Spaces » [Paysage/Vue : les espaces discursifs de la photographie], Rosalind Krauss analysait les complexités (et les contradictions) soulevées par l’application à la production photographique de la notion de corpus ou d’« œuvre », chère à l’histoire de l’art, R. Krauss faisait notamment observer que les histoires de la photographie élaborées selon les modèles traditionnels de l’histoire de l’art s’appuyaient eux aussi sur les concepts d’auteur, d’intention, et postulent, en partie du moins, une certaine cohérence ou unité d’ensemble. À partir d’une photo choisie parmi les milliers prises par Eugène Atget, la critique remettait en question la validité de ces concepts s’agissant d’un œuvre aussi immense. « D’autres pratiques, d’autres pièces de l’archive fragilisent elles aussi le concept d’œuvre. Parmi elles, le corpus trop petit pour mériter le qualificatif ; ou encore celui d’une ampleur démesurée. Peut-on imaginer l’œuvre complet d’un artiste se résumant à une seule œuvre ? C’est ce que s’efforce de faire l’histoire de la photographie dans le cas d’August Salzmann, auteur d’un unique volume de photographies archéologiques (d’une grande beauté formelle), dont une partie a été prise par son assistant. À l’autre extrémité du spectre, peut-on imaginer un œuvre composé de dix mille œuvres ? » 1 Dans le cas d’Atget, R. Krauss cherchait non seulement à démontrer que les principes sur lesquels s’appuie l’histoire de l’art s’appliquaient mal à la photographie, mais également à interpréter la production d’Atget selon la logique organisatrice de l’archive. Pour la critique, l’approche se justifiait par le système de catalogage choisi par l’artiste lui-même, en fonction des desiderata et des catégories de ses différentes clientèles. Et s’il est vrai que cette lecture des motivations d’Atget, leur logique, leur caractère utilitaire (l’intention n’était pas de montrer) ne concerne que cet artiste particulier, les problèmes d’ordre artistique – voire épistémologique – posés par les archives photographiques immensément grandes restent à résoudre.
Vivian Maier, Chicago, IL, janvier 1956 © Vivian Maier / Maloof Collection. Courtesy Howard Greenberg Gallery, New York
Les nombreux négatifs, films Super 8, vidéos et photographies de V. Maier récemment mis au jour soulèvent de multiples questions de cet ordre. Rarement existence menée dans l’univers de la modernité urbaine aura été aussi discrète, au point que la recherche la plus consciencieuse n’a pu découvrir que quelques faibles traces du sujet. Pendant la plus grande partie de sa vie d’adulte, Maier a travaillé en tant que nurse, gouvernante ou aide-soignante dans les banlieues du North Shore de Chicago (v. 1956 jusqu’aux années 1980). Elle semble avoir conservé tout ce qu’elle possédait au cours de son existence. Outre ses photographies et ses effets personnels, elle a laissé de vieux journaux, des livres, des albums, divers objets-souvenirs, sans oublier des reçus de laboratoires où elle faisait tirer ses clichés. Elle n’a jamais encaissé les chèques du Trésor remboursant un trop-perçu d’impôt, passant sous le seuil de pauvreté en 2007. Son œuvre a aujourd’hui acquis une notoriété certaine, mais ce n’est que lorsque le contenu de son garde-meuble fut vendu aux enchères pour rembourser ses créanciers qu’a commencé l’histoire de sa découverte. Née en 1926, elle a, à partir de la fin des années 1940 jusqu’aux années 1980, photographié son univers et les gens gravitant autour d’elle, de manière obsessionnelle (c’est le seul terme à même de qualifier son projet). Les détails de l’existence de ce personnage, insaisissable à bien des égards, sont peu à peu reconstitués, grâce au travail de généalogistes, de photographes, d’archivistes, de documentaristes, et autres spécialistes. Après 1956, toujours logée par ses différents employeurs, elle parvint néanmoins à protéger jalousement sa vie privée, et à maintenir une distance étonnante vis-à-vis de l’agitation familiale régnant autour d’elle. Sans famille ni amis, sa seule source de revenus pendant ses dernières années lui était fournie par les Gensburg, la famille pour laquelle elle travailla le plus longtemps, et qui payait le loyer de son studio. En 2009, devenue âgée, elle fit une mauvaise chute sur le verglas. Elle fut transférée en maison de repos pour sa convalescence. Malgré un diagnostic favorable, elle mourut quatre mois plus tard. Il est donc remarquable que, si peu de temps après sa mort, on dispose déjà de deux longs-métrages documentaires, de trois monographies, de plusieurs sites Internet (certains montrant de courtes vidéos) consacrés à l’artiste, et qu’un nombre croissant de collectionneurs et de galeries privées s’affairent collectivement à cataloguer, à fournir des tirages, à scanner, à faire connaître, à exposer ou à vendre ses œuvres. 2 En d’autres termes, nous sommes les témoins directs des efforts d’un grand nombre d’intervenants aux objectifs divers, qui œuvrent tous à l’élaboration, ab ovo, d’une réputation. Ce qui m’intéresse avant tout ici, c’est le processus lui-même, passionnant à observer, et non le mérite artistique de l’entreprise. Ainsi, à mesure que s’épaissit la biographie de V. Maier, les questions fondamentales soulevées par R. Krauss prennent un relief tout particulier, étant donné l’ampleur de l’archive de l’artiste. La collection de John Maloof comprend entre 100 000 et 150 000 négatifs, plus de 3 000 tirages, ainsi que des centaines de bobines Ektachrome 35 mm non développées. La collection de Jeffrey Goldstein, l’un des acquéreurs des biens de V. Maier vendus aux enchères, comprend quant à elle 16 000 négatifs, 225 rouleaux de film, 1 500 diapositives couleur, 1 100 tirages d’époque, et 30 bobines de film 16mm. 3 Ron Slattery possède la plupart des tirages d’origine et quelques négatifs. Selon Goldstein, V. Maier aurait produit environ 50 000 images par décennie durant sa période d’activité. 4 Une petite partie seulement des négatifs a été tirée, soit par l’artiste elle-même (qui utilisa pendant de nombreuses années sa salle de bains en guise de chambre noire), soit par des professionnels auxquels elle les avait confiés.
Vivian Maier, Chicago, 22 Août 1956 © Vivian Maier / Maloof Collection. Courtesy Howard Greenberg Gallery, New York
Inexorablement, les œuvres reproduites ou exposées jusqu’à présent ont été sélectionnées par leurs différents propriétaires ou parties prenantes (qui ont, le plus souvent, effectué elles-mêmes les tirages). 5 On peut donc ici s’interroger sur la définition classique d’« œuvre », c’est-à-dire un corpus censé refléter les préférences, les choix et la « vision » présumée de l’artiste. Laissons de côté pour l’instant l’analyse des sujets choisis par V. Maier, ainsi que la définition élastique de « photographie de rue ». La question qui se pose ici concerne l’aspect des photographies tirées à partir des négatifs. 6C’est précisément celle soulevée par Joel Meyerowitz, l’un des doyens de la « photographie de rue », qui s’interrogeait sur les diverses manières dont on construit l’œuvre de V. Maier. 7 Il n’y a bien entendu aucun moyen de savoir pourquoi l’artiste a choisi de tirer (ou de développer) telles images plutôt que telles autres, ou quel aspect auraient eu celles qui n’ont jamais été développées. En outre, dans certains cas, elle a recadré les images au tirage, des tirages réservés à son seul usage, comme la quasi-totalité de ses photographies. Elle préservait jalousement sa production, la seule exception à la règle étant la vente occasionnelle de clichés aux parents des enfants dont elle avait la charge. Sans adhérer au fétichisme de certains connaisseurs, force est de reconnaître que les choix concernant le tirage, la taille et le type de papier ont une incidence matérielle sur l’aspect de la photographie, notamment lorsqu’il s’agit de noir et blanc. C’est également le cas des reproductions publiées dans des ouvrages ou des catalogues, comme on peut le constater en comparant celles du livre de Maloof, Vivian Maier : Street Photographer, et celles de l’ouvrage de Richard Cahan et Michael Williams, Vivian Maier : Out of the Shadows. Celles du livre de Maloof proviennent des scans de négatifs en haute résolution ; leur définition est particulièrement nette et les tons plus contrastés. Il s’agit de reproductions pleine page, mais non à fond perdu, contrairement à nombre de celles présentées dans le catalogue de Richard Cahan et de Michael Williams. Il est impossible de savoir quelles images sont les plus conformes ou fidèles au négatif ; c’est donc seulement à partir des tirages (en nombre relativement limité) effectués par l’artiste elle-même que l’on peut essayer de se faire une idée de ses intentions. Mais il se pourrait aussi que les images reproduites par scanner ou retirage des négatifs soient de qualité « nettement » supérieure à celles réalisées par V. Maier elle-même. (Ce pourrait fort bien être le cas ; si l’artiste s’était souciée de la qualité de ses tirages, on en aurait découvert une quantité bien plus importante.) Inévitablement, les questions soulevées par la reconstitution posthume d’une réputation photographique dévoilent des contradictions et des énigmes qui n’ont qu’un rapport lointain avec l’histoire de l’image imprimée, mais qui font partie intégrante de la fabrication des histoires de la photographie.
Vivian Maier, St. East nº108, New York, NY, 28 septembre 1959 © Vivian Maier / Maloof Collection. Courtesy Howard Greenberg Gallery, New York
J’ai abordé ailleurs la question épineuse de la catégorie générique baptisée « photographie de rue », une catégorie trop souple pour être véritablement pertinente. 8 Il existe des centaines, voire des milliers de photographes, souvent anonymes, qui ont pris des clichés de rue depuis les débuts de la photographie (pour des raisons multiples et variées) ; mais leur travail ne constitue pas pour autant un genre cohérent. La notion de « photographie de rue », terme inventé au milieu du XXe siècle par les spécialistes de la photographie d’art, a servi à consacrer l’œuvre d’un nombre très limité de photographes, artistes pour la plupart (Walker Evans, Henri Cartier-Bresson, Robert Frank, pour ne citer que les plus célèbres). Quoi qu’il en soit, parmi ceux qui photographient des passants dans un espace public, on ne compte que quelques rares femmes. 9 Vivian Maier, photographe compulsive à bien des égards, se distingue donc notamment par son sexe. Certains commentateurs ont cité l’exemple de Lisette Model et d’Helen Levitt, « photographes de rue » ayant précédé V. Maier, et dont le travail aurait pu être connu de celle-ci. 10 Mais la quasi-totalité des modèles des photographies publiées de L. Model penchent vers le grotesque, et H. Levitt s’intéressait avant tout aux enfants de son quartier.
Vivian Maier, Sans titre, 1954 © Vivian Maier / Maloof Collection. Courtesy Howard Greenberg Gallery, New York
Quoi qu’il en soit, si V. Maier n’a sans doute jamais songé à faire de la photographie son métier, ses clichés, pris pour l’essentiel dans la rue, n’ont rien d’un passe-temps d’amateur, en dépit des motivations privées de l’artiste. Nul ne sait si son existence recluse, son excentricité extrême, son asexualité apparente, ont été des facteurs. Ce n’est que l’une des nombreuses énigmes posées par la vie et l’œuvre de l’artiste. Tout ce que l’on peut dire, c’est que, de manière mystérieuse et poignante, V. Maier vécut son existence d’adulte à travers l’objectif d’un appareil photo, existence par procuration dans laquelle l’« œil » de l’appareil et le « je » du sujet sont inextricablement liés. Il n’existe, à ma connaissance, aucun autre exemple similaire dans l’histoire de la photographie. Ce qu’il faut souligner ici, c’est que, comme le photojournalisme, la photographie de rue est un domaine largement réservé aux hommes. Il y a de nombreuses raisons à cela : le regard scrutateur, prérogative masculine, le caractère sexué de l’espace public, la relative vulnérabilité des femmes au sein de cet espace, et les risques posés par la photographie de sujets récalcitrants.
Vivian Maier, New York, NY, 1954 © Vivian Maier / Maloof Collection. Courtesy Howard Greenberg Gallery, New York
Ainsi, la différence sexuelle et la construction du genre – aspects incontournables de l’existence sociale et psychique de l’individu – sont nécessairement signifiantes et pertinentes dans le cas du travail de V. Maier. Ils ont pu influer sur la manière dont elle photographiait (le Rolleiflex est beaucoup plus discret qu’un appareil tenu à hauteur de visage) et sur ce qu’elle photographiait (elle s’intéresse avant tout aux enfants de banlieues en train de jouer). Ils ont peut-être aussi influencé sa perception d’elle-même en tant que personnage isolé, sans lien avec ses semblables. En tout état de cause, on note qu’à partir des années 1950, dans le cadre de son emploi, elle commence à photographier les enfants (y compris ceux dont elle s’occupe), sans aucune sentimentalité ni condescendance. Prises dans les parcs et les cours d’école des banlieues cossues du North Shore de Chicago, ses photographies d’enfants blancs tracent un parallèle intéressant avec celles d’enfants noirs des quartiers défavorisés de la ville, ou encore ses clichés de la classe ouvrière, des pauvres ou des laissés pour compte. On peut se demander ce qui a attiré cette vieille fille franco-américaine vers la marginalité urbaine : voyeurisme, curiosité, compassion, sentiment d’appartenir au même monde ? Certains de ses employeurs (notamment les Gensburg) ont évoqué à son propos des « sympathies de gauche », mais sans fournir d’autres détails. V. Maier a également pris des photos de Richard Nixon (alors vice-président) saluant les foules à Chicago, ainsi que des gros titres de journaux annonçant l’assassinat de Kennedy, puis de son frère, Robert, quelques années plus tard, ce qui ne trahit aucune orientation politique particulière. Il existe apparemment quantité de photographies prises au cours de ses voyages à l’étranger (Asie du Sud, Philippines, Cuba, Égypte, et de nombreux autres pays), mais peu d’entre elles ont été publiées ou exposées. À tout le moins, ces expéditions lointaines au cours desquelles elle ne cessait de prendre des clichés, comme à son habitude, témoignent d’une intrépidité peu commune – dans les années 1950, bien peu de femmes se seraient lancées dans pareils voyages, ou auraient osé s’aventurer dans les quartiers déshérités –. Étant donné le nombre relativement limité d’images à notre disposition, il est aléatoire de se livrer à des généralisations. Certains aspects de son parcours de photographe peuvent cependant livrer quelques indices sur son évolution. Parmi les photographies conservées, les premières ont été prises en 1932, lors d’une visite avec sa mère dans les Alpes, à Saint-Bonnet-en-Champsaur, dans le village natal de celle-ci. Avant ce voyage, et après la séparation de ses parents (son père, Charles Maier, était un émigré autrichien), mère et fille vivaient dans le Bronx avec une photographe portraitiste du nom de Jeanne Bertrand. On ignore, là encore, si cette fréquentation eut une influence sur les activités de photographe de Maier. 11Comme dans le cas de nombre d’artistes ou photographes évoluant hors des milieux professionnels ou artistiques, il est plus ardu de reconstituer une existence qu’une archive. À Saint-Bonnet-en-Champsaur, V. Maier prit ses premiers clichés à l’aide d’un appareil Brownie. Si l’on en juge par les reproductions publiées jusqu’ici, il s’agit de photographies assez banales de paysages alpins et d’habitants du village. Mais on sent qu’elle se trouvait en milieu familier, et que ses sujets se sont volontairement laissé photographier. En 1938, elle rentre avec sa mère à New York. En 1949, alors âgée de vingt-trois ans, elle retourne à Saint-Bonnet pour recueillir sa part de la vente d’un bien familial. La somme lui permet d’effectuer ses premiers voyages seule dans le sud de la France. En 1950, dans un formulaire de demande de passeport, elle indique sa profession – ouvrière d’usine. En 1951, elle travaillait effectivement dans un atelier de misère. Selon la photographe Pamela Bannos, enseignante à l’université Northwestern à qui Maloof avait demandé d’analyser l’aspect matériel et technique du travail de V. Maier, l’artiste a troqué son banal appareil d’origine contre un Rolleiflex moyen format entre 1951 et 1953. L’appareil produit des négatifs de 6×6 cm, et utilise des rouleaux de douze vues. Outre le format carré du négatif (qui influe sur la composition formelle de l’image), l’exposition de la pellicule se fait alors que le photographe observe l’image inversée dans le viseur. Il fallut sans doute à l’artiste un peu de temps pour maîtriser cet appareil plus complexe, car on note une lacune dans sa production pour l’année 1952. Dès 1953, cependant, elle n’utilisait plus que le Rolleiflex, ou presque. 12 Cet appareil permet également d’éviter tout contact visuel avec le sujet. Une fois l’exposition réglée, le photographe peut poser son regard n’importe où, et le sujet photographié dans la rue l’est donc peut-être à son insu. On note d’ailleurs que dans nombre de ses autoportraits (l’artiste photographie son reflet dans un miroir ou une vitre), Maier lève les yeux, regarde de côté ou droit devant elle, tandis que l’appareil est maintenu au niveau du torse.
Vivian Maier, Sans titre, 3 septembre 1954 © Vivian Maier / Maloof Collection. Courtesy Howard Greenberg Gallery, New York
Dans les clichés où le sujet est clairement conscient de l’appareil et se laisse volontairement photographier, il s’agit en grande majorité d’enfants, de personnes âgées, de marginaux ou de minorités (les sans-abri, les très pauvres, etc.). Ce qui ne va pas sans poser quelques difficultés. Les critiques et historiens de la photographie évoquent volontiers l’aspect humaniste ou compassionnel de la « photographie de rue » et du documentaire, ou bien citent divers alibis. Mais on sait depuis 1981 au moins, date du grand essai de Martha Rosler, que ce « pointage vers le bas » de l’objectif peut être soumis à l’analyse critique. 13 Autrement dit, les questions de pouvoir, de relation sujet-objet, d’exploitation, sont des aspects incontournables de ce que l’on pourrait appeler l’éthique – et la politique – de la représentation photographique. Comment doit-on aborder l’œuvre de V. Maier en tenant compte de ces aspects ?
Vivian Maier, New York, NY, 1953 © Vivian Maier / Maloof Collection. Courtesy Howard Greenberg Gallery, New York
Parmi les images diffusées jusqu’ici, rares sont celles montrant de belles femmes ou de beaux hommes (il existe quelques exceptions, qui confirment la règle – à moins qu’il ne s’agisse d’un choix éditorial). Il y a en revanche de nombreuses images de sujets photographiés à leur insu (ou contre leur gré), de vues de dos et de fragments de corps. Photographier les individus sans leur permission semble suggérer une certaine assurance (voire une certaine agressivité) et une prise de position sexuée. L’expression indignée ou agacée qui se lit sur le visage de certaines bourgeoises d’un certain âge montre à l’évidence qu’elles sont mécontentes de s’être laissé prendre au dépourvu. L’un des employés du laboratoire où V. Maier faisait développer ses clichés a déclaré qu’elle n’aimait pas les femmes « maquillées » ou « trop féminines ». 14 Ainsi, si dans certaines photographies, les sujets semblent participer à un échange social, dans de nombreuses autres, ils ont été pris « à la sauvette », pour reprendre l’expression d’Henri Cartier-Bresson.
Vivian Maier, New York, NY, c. 1953 © Vivian Maier / Maloof Collection. Courtesy Howard Greenberg Gallery, New York
On pourrait ici faire une distinction entre ses autoportraits et ses auto —représentations. En effet, si tous les autoportraits sont des autoreprésentations, toutes les autoreprésentations ne sont pas nécessairement des autoportraits. Je fais ici allusion aux nombreux clichés où l’on voit clairement l’ombre de l’artiste se projetant sur la scène photographiée. C’est, comme chacun sait, un trope classique de la photographie moderniste. On se souvient que Lee Friedlander a consacré un ouvrage entier au procédé. On pourrait donc imaginer que V. Maier connaissait bien mieux le travail photographique de ses contemporains qu’on ne l’a cru jusqu’ici. L’archive contient notamment plusieurs ouvrages consacrés à la photographie, et elle aurait fort bien pu, au cours de ses nombreux séjours à New York, se rendre au MoMA, qui exposait en permanence l’œuvre de photographes. Peut-être estime-t-on que son ignorance (ou sa connaissance lacunaire) présumée du travail de ses contemporains contribue à affermir sa réputation. Quant aux autoportraits, c’est leur opacité implacable, et parfois leur inventivité formelle, qui les place dans une catégorie différente de l’imagerie plus conventionnelle dont relèvent ses photographies de rue.
Vivian Maier, Self-portrait, undated © Vivian Maier / Maloof Collection. Courtesy Howard Greenberg Gallery, New York
Au moment où j’écris ceci (2 septembre 2013), un nouveau récit a émergé sur la blogosphère à propos de l’œuvre de V. Maier. Si ce que Jeff Goldstein a appelé « le business Vivian Maier » semble florissant, il se pourrait que certaines difficultés juridiques concernant les droits apparaissent. Dans un petit article publié sur son blog, Julia Gray indique que l’état de l’Illinois pourrait (c’est peu probable), réclamer une part des bénéfices engendrés par la vente des tirages ou retirages des négatifs (« The Curious Case of Vivian Maier’s Copyright »). N’ayant laissé aucun testament, tous les biens de l’artiste devaient revenir aux membres de sa famille, quel que soit leur degré d’éloignement. En l’absence d’héritiers, ils devenaient alors propriété de l’État. Mais la situation est extrêmement complexe d’un point de vue juridique, notamment parce que le contenu du garde-meuble a été vendu alors qu’elle était toujours en vie (en 2007). Julia Gray décrit ainsi divers scénarios, mais qui s’appuient tous sur l’hypothèse que l’état de l’Illinois fera valoir ses droits auprès des propriétaires ou parties prenantes actuels. L’Illinois pourrait par exemple « décider, au lieu de réclamer la restitution pure et simple, d’autoriser les propriétaires actuels à continuer la vente des œuvres, à condition d’en verser les royalties à l’État. Celui-ci mettrait alors en concurrence les divers propriétaires, selon le montant des droits versés par chacun. Enfin, si ceux-ci refusaient de coopérer, l’État pourrait les poursuivre en justice afin d’obtenir la propriété des œuvres. Mais il faudrait pour cela qu’il soit reconnu détenteur légal du copyright ». Or, les documents réglant la succession ne mentionnent aucunement la propriété intellectuelle de V. Maier, c’est-à-dire le copyright concernant les photographies, imprimées ou non. Le Copyright Office américain n’a pas enregistré non plus de demande concernant son œuvre. Ce qui tendrait à démontrer que, s’agissant du « business Maier », les acteurs concernés n’ont pas à s’inquiéter outre mesure. La situation est donc loin d’être satisfaisante. Mais on voit clairement ici comment les termes d’un discours « esthétique » dans l’univers de la photographie contemporaine, discours qui s’appuie sur les notions d’auteur et d’œuvre, et les réalités moins nobles du marché et de la marchandisation, de la propriété et des relations publiques, des relations avec les média et autres d’appareils, s’éclairent les uns les autres, et entrent parfois en collision. « Son grand projet, c’était sa vie », note Michael Williams. Mais le vrai « grand » projet, c’est peut-être l’invention posthume de l’artiste. Abigail Solomon-Godeau, 2013 Traduit de l’anglais (États-Unis) par Françoise Jaouën