Edito
Faire le choix de participer aux manifestations du samedi en tant que femme gilet jaune n’est pas sans danger. Et, comble de l’ironie, la rue est certainement le lieu où, nous les femmes, avons acquis une certaine égalité de traitement... en matière de violences policières. J’ai été la témoin et la victime de cette répression violente qui s’est abattue sur le mouvement des gilets jaunes. Pas une manifestation où je n’ai subi fouilles humiliantes, nassages, grenades de désencerclement et gaz lacrymogènes.
Ce que l’on ne perçoit pas lorsque l’on n’arbore pas le gilet jaune, ce que l’on ne voit pas en ne descendant pas dans la rue, c’est que malgré la violence excessive (neuf mille gardes à vue, vingt-trois personnes éborgnées, cinq mains arrachées et les milliers de blessé.e.s), il existe cette solidarité, cette sororité/fraternité et cette joie à se retrouver chaque samedi pour dire notre mécontentement et notre ras-le-bol de vivre dans cette société.
Aller en manifestations n’est pas sans risques, mais je me dois de participer au mouvement des gilets jaunes tant que j’en ai la force. Ce que j’ai vu et entendu de la part de femmes en lutte lors des manifestations m’a profondément bouleversée.
En France, en 2018, comment ai-je pu entendre ceci ? :
“Je suis partie de Lille ce matin et j’ai dit à mes enfants
que si je ne revenais pas (en faisant allusion à la violence policière), qu’ils sachent que leur mère s’est battue jusqu’au bout.”
Ou encore, le témoignage de cette jeune femme âgée de vingt-huit ans, venue de Lyon en voiture, qui m’a littéralement coupé le souffle lorsqu’elle m’a annoncé qu’elle avait un cancer, mais qu’elle se devait d’être là pour l’avenir de ses enfants.
Ces paroles de femmes précaires ne feront jamais la une des grands médias, trop occupés à manipuler l’opinion publique au sujet du mouvement des gilets jaunes.
Le 15 décembre 2018 par exemple, au plus fort de la contestation, France3, chaîne du service public, a diffusé une photographie sur laquelle un manifestant brandissait une pancarte dont une partie, hostile au gouvernement en place, avait été sciemment effacée par la chaîne. La chaîne a affirmé par la suite qu’il s’agissait d’une erreur humaine.
Le mal était fait.
La question qui se pose alors, est celle du témoignage et de l’archivage du mouvement par nos propres médias pour garder en mémoire ce que l’on a pu
entendre ou voir lors de ces manifestations du samedi.
Celles et ceux, qui comme moi, sont entré.e.s en résistance savent que pour gagner la guerre, il nous faut avant tout gagner la bataille de l’image. C’est elle qui permettra l’adhésion à la cause défendue ou, au contraire, entraînera le discrédit. J’exerce le métier d’iconographe, je travaille dans une institution et je sais à quel point la photographie peut endosser ce rôle.
Je m’efforce donc de prendre des clichés des moments forts dont j’ai été la témoin à chaque manifestation.
Les photographes constituent une cible de choix pour qui veut taire le récit divergent que pourrait exprimer les images produites. On a vu dernièrement lors des différentes manifestations gilets jaunes des photographes empêché.e.s d’exercer leur métier, frappé.e.s, blessé.e.s, ou encore arrêté.e.s et mis.es en garde à vue.
Dans un pays comme la France se targuant d’être le pays défenseur des droits humains, il est fort inquiétant de voir reculer chaque jour un peu plus les droits des professionnel.le.s de l’image. Plus que jamais, il est essentiel que nous nous engagions dans la lutte pour la préservation de nos droits fondamentaux en matière de liberté d’expression.
Franciella Paturot Eustache
Publié.e.s dans ce numéro //
Les photographes : Livia Saavedra / Alexa Hoyer / Aude Osnowycz / Teresa Suárez / Daniella Zalcman / Oksana Yushko / Valentina Camu / Rose Lecat / Laurence Chellali
Les auteur.e.s : Franciella Paturot Eustache / Dimitris Alexakis / Sandra Álvarez de Toledo / Sophie Mendelsohn / Sana Yazigi