Edito
// L'antidote
Alors nous reprendrons depuis le début. Nous remonterons à la source. Nous reviendrons à la réalité archaïque de l’image, c’est-à-dire à son essence et à son commencement. Nous reprendrons dans nos mains ce visage de femme encadré d’une chevelure de serpents. Nous retournerons à l’image lointaine et fictive de la tête de la Gorgone Méduse tranchée par Persée. De son cou surgirent, nous dit le mythe, deux sources. L’une était un poison, l’autre un antidote. Et tout commence peut-être là, dans cette vision sidérante de la tête d’une femme tranchée d’un coup d’épée qui déverse deux flots en réponse.
La sidération, lorsqu’elle nous saisit, nous isole et nous empêche de penser. Elle nous jette violemment sur une rive tandis que le monde continue d’avancer devant nous. Nous sommes alors à la fois séparé·e·s du cours des choses et uni·e·s à l’objet de notre sidération, ne sachant plus ni quoi décider ni où regarder. Le temps devient une image fixe, qui peut s’éterniser. Mais une image, fût-elle sidérante, est toujours une histoire.
Plus nous retournons à elle, plus nous en discernons les détails, plus nous y découvrons une part de nous-mêmes. La Gorgone Méduse nous propose une option qui semble simple : à quel élixir désirons-nous nous abreuver ? Poison ou antidote ? Si le poison est une attaque sournoise, l’antidote est action. Il est ce qui permet de résister. Dès lors, pour répondre à l’image de la Gorgone Méduse il nous faut rappeler un petit mot devenu aujourd’hui banal et marchand alors qu’il est premier : le désir.
Le désir veut dire : mouvement. Il veut dire : changement. L’état de sidération et d’anéantissement dans lequel nous plonge parfois la vie, le désir vient le fissurer en douceur. Il vient soulever l’image arrêtée dans laquelle nous sommes enfermé·e·s pour en révéler l’image fantôme laissée derrière, l’image oubliée, celle d’avant la sidération. Si on le laisse faire, l’image précédente et l’image présente se mélangent pour former “l’image à venir”. Poison et antidote s’unissent et là est bien leur vérité car ils sont indissociables.
À ce qui nous pétrifie, le désir vient ainsi opposer son pouvoir “libérant”, comme l’analysait brillamment Anne Dufourmantelle, nous rappelant au passage que le désir va aussi avec la peur, la mort et le mystère. Il élargit la perception et invite la lumière au milieu des ténèbres non pour les détruire mais pour les éclairer et reformer l’alliance. Plus il est accueilli dans sa force de délivrance, plus le poison s’amenuise. Et, en son essence la plus vraie, il est forcément relié à un autre que soi, arbre, pierre, être ou étoile : on ne désire rien qui ne soit un lien. Au moment où l’on choisit l’antidote, on choisit donc de renouer avec l’altérité, c’est-à-dire avec le vivant. Dès lors, nous pouvons quitter la rive isolée et retrouver la nécessité de l’image. Non plus sidérante ou spectaculaire, mais l’image magique du cours de l’existence.
Karelle Ménine
Publié.e.s dans ce numéro //
Les photographes : Serpil Polat / Nadia Shira Cohen / Claudia Andujar / Diana Matar / Kimberly dela Cruz / Koral Carballo / Çiğdem Ücüncü / Agnès Geoffray / Valentina Camu / Laurel Chor / Fanny Viguier / Analia Cid / Natalia Espina López / Amy Sacka / Amilix Fornerod / Célia Bonnin /
Les auteur.e.s : Karelle Ménine