Images-pouvoirs ou images-désirs ? Georges Didi-Huberman
Le philosophe et historien de l’art Georges Didi-Huberman interroge les usages qui sont faits des images.
Photogramme du film « Le Voyeur », de Michael Powell (1960). ANGLO-AMALGAMATED
Il y a bien des raisons pour s’inquiéter du pouvoir des images. Les images ont du pouvoir. Pire : elles sont du pouvoir. Lorsqu’on disait, autrefois, que « le portrait de César, c’est César », on voulait entendre par là que l’effigie du souverain sur les monnaies avait une force de loi effective jusqu’aux confins de l’Empire, c’est-à-dire en l’absence de l’empereur : l’image sur la monnaie assumait donc l’autorité même du souverain. Aujourd’hui, les hommes de pouvoir promulguent leurs décrets avec un œil rivé sur ce qu’ils nomment eux-mêmes leur « image » : une nouvelle « loi sur la pauvreté », par exemple, sera-t-elle susceptible de modifier l’image qui colle à la peau d’un « président des riches » ?
Impuissance des images
Entendues ainsi, les images seraient comme les monnaies, les bannières, les boucliers, les masques, les appâts – voire les armes à part entière, s’il est vrai que les images ont une efficacité qui leur est propre –, bref, autant de dispositifs inhérents à toute stratégie politique et à tout processus historique en général. En ce sens, les anthropologues, les sémiologues ou les historiens ont bien eu raison de parler du « pouvoir des images » ou de leur « force politique ».
On ne se prive pourtant pas de parler, symétriquement, de l’impuissance des images. Dans quels limbes de la conscience politique la photographie du petit Aylan Kurdi, retrouvé mort sur la plage de Bodrum, en Turquie, le 2 septembre 2015, s’est-elle perdue, à part son appropriation indigne par tel artiste contemporain ? Il y en a tellement, des images, qu’on finit par se retrouver dans une situation paradoxale. Bannières, boucliers ou appâts, les images sont faites pour capter notre attention. Mais elles sont si nombreuses, omniprésentes et mises en équivalence, qu’on ne les regarde plus vraiment : c’est trop, on n’y arrive plus, l’œil se noie. Les images devraient être faites aussi pour nous apprendre quelque chose de l’état du monde et pour nous toucher, qui sait. Mais leur diffusion même, qui s’apparente à celle d’un nuage toxique, nous suffoque bientôt et nous porte à détourner les yeux, à nous protéger de cela même qui, en elles, devrait nous regarder.
D’un côté, donc : des fascinés qui ne voient plus rien (car il faut un peu de distance pour voir quelque chose avec netteté). D’un autre côté : des indifférents ou des blasés qui ne savent plus regarder (car il faut un mouvement d’approche, voire d’implication, pour savoir regarder). Alors, que faire ? Comment s’orienter dans la jungle des images ? Constater que les images participent de la construction de nos mythologies – avec une efficacité aussi inquiétante que remarquable –, cela n’est faire cependant que la moitié du chemin. Les historiens se sont trop souvent arrêtés à cette seule notion fonctionnelle, idéologique ou propagandiste, des images. Les philosophes, eux, en ont quelquefois profité pour restaurer l’antique méfiance platonicienne à l’égard de tout ce qui relève du monde sensible. C’est ce qui, à une certaine époque, aura par exemple guidé Claude Lanzmann (1925-2018) dans son refus des images d’archives de la Shoah comprises comme toutes les autres : de simples simulacres et, donc, des falsifications de l’Histoire.
L’imagination comme ouverture des possibles
« Images sans imagination », disait alors Lanzmann. Formule profonde, quoiqu’il se trompât sûrement à vouloir généraliser et à radicaliser ainsi l’antique préjugé de l’image comme apparence, sans égard pour cette autre puissance des images qu’est leur puissance d’apparition. Il ne s’est jamais rien construit de décisif chaque fois qu’on a voulu parler de l’image « en soi » (car une image est toujours relative à quelque chose d’autre, à une altérité) ou de l’image « en général » (autant que je sache, toutes les tentatives d’ontologie de l’image ont échoué). Les images sont comme les mots, comme les mains : selon les phrases où elles interviennent, elles savent mentir ou bien faire lever une vérité qui n’avait pas été dite jusque-là ; selon les gestes dont elles participent, elles savent nous blesserou bien nous prendre par la main. Bref, ne parlons plus des images en général, encore moins de l’image dans l’absolu : parlons des usages qu’ici ou là nous en pouvons, nous en devons faire. Comme nous en devons faire de nos mots, de nos mains.
C’est ici que la formule de Claude Lanzmann pourrait – au-delà de la philosophie sartrienne qui en constitue probablement le cadre – prendre tout son sens et faire lever la question, fondamentale, de l’imagination à l’œuvre dans chaque image dignement produite ou dignement regardée. Entendons ici l’imagination au sens qu’Ernst Bloch (1885-1977), Walter Benjamin (1892-1940) ou Hannah Arendt (1906-1975) ont su faire émerger à une période cruciale de notre histoire : l’imagination comme « interface » de l’intelligible et du sensible, de la raison et de l’émotion, de l’universel et du singulier ; l’imagination comme ouverture des possibles et, au bout du compte, comme faculté politique par excellence…
L’expérience du monde
Il faudrait donc partir à la recherche – voire fabriquer nous-mêmes, que l’on soit poète ou philosophe, artiste ou historien, romancier ou photoreporter – des « images avec imagination ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Un large spectre de choses, sans doute. Mais que l’on pourrait utilement solliciter à remettre sur notre table de travail Experimentum mundi, le livre-testament d’Ernst Bloch (traduit de l’allemand par Gérard Raulet, Payot, 1981).
Une image avec imagination serait à penser comme experimentum mundi : c’est-à-dire à la fois comme une expérience (supposant la patience historienne) et comme une expérimentation (supposant l’inventivité heuristique) du monde. A l’orée de ce livre dédié à la mémoire de Rosa Luxemburg, Ernst Bloch rappelait une condition primordiale de l’existence humaine : « Tout est encore trop plein de ce quelque chose qui nous manque. » Ce quelque chose est l’objet multiple de nos désirs, de nos puissances, de nos joies, de nos soulèvements. Il se trouve partout où ne règnent pas complètement nos habituels « espaces contaminés ». Il est le « non-encore-être en œuvre dans l’obscurité », le pas-encore d’un temps à faire advenir. Et pour cela il cherche ses formes d’apparition : ces images que Bloch nommait déjà, dans Le Principe Espérance (traduit de l’allemand par Françoise Wuilmart, Gallimard, 1976-1981), les « images-désirs » ou « images-souhaits » (Wunschbilder).
Voilà donc ce que seraient, devant l’Histoire, des images douées d’imagination : des images porteuses de désirs, donc de temps futurs (et de mémoires tout aussi bien, s’il est vrai, comme disait Freud, qu’il n’est pas de désir sans une mémoire concomitante). Voilà ce que serait la véritable puissance des images : non pas leur « inquiétant pouvoir » d’aliénation, mais, au contraire, leur faculté d’inquiéter le pouvoir même. Images dialectiques, images critiques, images libres à hauteur du mouvement de la vie : celui de toujours tout recommencer, de toujours tout remettre en mouvement, d’ouvrir le champ des possibles, d’excéder, de soulever l’état présent des choses.