Battling with the wind - Agnès Geoffray
GALERIE MAUBERT
Battling with the wind - 08/09/18 - 20/10/18
20 rue Saint-Gilles, 75003 Paris
©Agnès Geoffray
Comment faire le lien entre les mots et les images ? Comment relier le langage et le corps ? Comment silencieusement livrer bataille contre l’oubli ?
Ces questions traversent invariablement toute l’œuvre d’Agnès Geoffray. Elles se rencontrent dans cette nouvelle exposition où l’écriture et la photographie s’entremêlent pour donner à voir, faire remonter au jour les non-dits et les in-vus de l’histoire, de la contrainte politique, du pouvoir, par un geste de retournement poétique. Et c’est le geste qui prend alors la parole. À ces trois questions, Agnès Geoffray répond, avec Battling with the Wind : par la main. C’est la main qui fait le lien. Il faut penser l’intelligence de la main, sa puissance poétique et sa capacité de résistance aussi. Aristote le dit bien, la main est à la fois « outil » et « arme ». Elle est, pour la danseuse Martha Graham, « une chose trop admirable pour qu’on la réduise à une imitation 1 ». Elle fait ou défait, trace, écrit, mesure, éprouve. Elle explore la limite, le contour des choses. La main dit le présent, en maintenant. C’est la main qui permet de passer d’un espace à un autre, d’une époque à une autre dans une atemporalité ou une transhistoricité revendiquée. Elle est organe de la sensation. On la retrouve ici dans plusieurs séries, figurée ou suggérée comme dans la série Les élégantes, ces gants noir, enveloppes vides et posées de mains absentes, annotés d’injonctions qui supposent l’action. En attente de gestes. Les mots du titre disent bien alors ce qui l’anime : le corps dans l’espace, l’air, le mouvement et la lutte, la résistance contre le vide ou la violence de l’histoire. À l’image de ces cannistes de L’esquive qui luttent sans se toucher. Si poétique et aérien, le titre Battling with the Wind désigne l’un des dysfonctionnements neurologiques liés aux traumatismes de la vie dans les tranchées de la guerre de 14. Les soldats revenaient au monde bousculés de mouvements et de gestes irrépressibles et incontrôlables, seuls signes, dans le silence d’une parole impossible, du retour de la violence vécue. Ce sont ces corps qu’Agnès Geoffray met en scène dans la pièce éponyme, une projection vidéo inspirée des Shell Shocks (choc de l’obus ou obusite), détachée du drame de son origine. Elle n’en garde que les gestualités, le mouvement, la danse. Ce déplacement est essentiel, il est ce qui résiste à la disparition, il rétablit en quelque sorte l’humain dans son humanité. Le projet de l’exposition se tient là, dans ce déplacement qui est aussi détachement et geste de résistance. Le travail de l’image relève ce qu’il y a de chorégraphique dans un ensemble de mouvements. Les pièces présentées explorent une idée élargie de chorégraphie, cette écriture du mouvement dans laquelle le corps est si prégnant. Agnès Geoffray fait apparaître dans les attitudes, les contraintes corporelles, les images, la singularité d’une présence au monde, la nôtre. Ces postures prélevées à l’histoire, à la peinture, au quotidien constituent une mémoire des gestes qui traversent le temps. L’artiste parle de « survivance de gestes et d’images archétypales » et en montre différents registres : gestes de présentation, de mesure, de soumission ou de contrainte, geste de jeu, de révélation. Des gestes suspendus ou arrêtés, pris dans ce présent indéfini mais retenus dans un élan aussi, celui de la succession des séquences. Les gestes extraits comme des fragments de réel révèlent une signifiance à même le corps qu’évoquait Michel Guérin dans sa Philosophie du geste : « Le geste revêt ainsi tantôt une dimension utilitaire pragmatique, tantôt une dimension affective et expressive. Il paraît en tout cas révéler une propriété du corps humain – et peut-être, au-delà, du vivant – de signifier à même le corps.2 » Le corps est là, par morceaux, par fragments, contorsionné, dressé ou résistant. Pour autant, et c’est la singularité du travail d’Agnès Geoffray, cette corporéité exposée est toujours rattachée à sa représentation, qui est re-création. Pièces photographiques, filmiques, sculpturales explorent le contact dans une dimension que l’on dira haptique plutôt que tactile car toujours le voir est invoqué. De Aloïs Riegl à Gilles Deleuze, ce terme est utilisé pour évoquer une sensibilité esthétique particulière où se mêle la vue et le toucher. Une manière de déjouer nos repères perceptifs pour voir autrement. L’exposition nous met dans un état de suspension. Des présences fantomatiques la traversent, se jouant de l’histoire et de ses dates, se jouant des catégories que le récit historique impose et fige. Le noir et blanc domine. Silhouettes noires sur fond neutre ou mains claires sur fond noir, quelques touches de couleur, fonds sur lesquels se lisent des injonctions, mais le reste est affaire de traces, de gestes et de détachement.
Sally Bonn, auteur, critique, maître de conférences en esthétique Université Picardie Jules Verne