VALIE EXPORT, LE FÉMINISME À BRAS-LE-CORPS
Figure de proue de l’avant-garde autrichienne depuis les années 70, l’artiste multimédia a fait de son pseudonyme un étendard de ses actions rebelles. Elle bénéficie d’une visibilité accrue en entrant chez Thaddaeus Ropac, qui présente ses travaux dans sa galerie parisienne.
Jusqu’au 24 février
«Auflegung», 1972. Photo VALIE EXPORT. ADAGP Paris, 2017. Courtesy Galerie Thaddaeus Ropac
Elle regarde l’objectif d’un œil mauvais. Le sourcil épais, la mine boudeuse et la chevelure sauvage, VALIE EXPORT est assise avec une mitraillette dans les mains. Pas contente du tout, prête à en découdre. Le spectateur inattentif pourrait passer à côté de l’essentiel de cette photographie, tant le visage de l’artiste absorbe. Pourtant, à l’entrejambe, le pantalon de la jeune femme est découpé, laissant apparaître son sexe. Jambes écartées, sans culotte, elle exhibe son triangle pubien comme une arme. Ou comme un étendard. Dans la guerre des sexes qui se joue à Vienne dans les années 60-70, l’artiste alors âgée de 28 ans a choisi son camp et elle le défend bec, ongles et touffe à l’air. La photo, prise par Peter Hassmann, évoque Aktionshose : Genitalpanik, une performance célèbre réalisée à Munich en 1968 dans un cinéma d’art et d’essai - l’artiste s’était ainsi promenée, mais sans arme, parmi des réalisateurs lors d’un festival. Cette illustre photographie est en ce moment placardée en plusieurs exemplaires sur un mur de la galerie autrichienne Thaddaeus Ropac, à Salzbourg, comme elle a déjà souvent été collée autrefois, façon dazibao. Aktionshose : Genitalpanik ne peut être attribuée à personne d’autre - même si Marina Abramovic l’a rejouée au Guggenheim, à New York, en 2005 - puisqu’un tampon estampille l’image du nom de VALIE EXPORT. Ce mois de janvier, la galerie Ropac, qui représente l’artiste depuis octobre, déroule des icônes de la pionnière de l’art féministe autrichien. Caroline Bourgeois, la conservatrice de la collection Pinault, en assure le commissariat. Elle l’avait déjà mieux fait connaître en France grâce à une exposition au Centre national de la photographie en 2003.
Une œuvre protéiforme
Lorsqu’on la rencontre, la veille de l’ouverture de son show parisien, centré autour de Körperkonfigurationen (Body Configurations), des œuvres du début des années 70, VALIE EXPORT arbore une crinière fauve, orange pétard. La tenue sage, japonisante, elle se déplace dans la galerie avec le sérieux de ses 77 ans et l’autorité de son parcours impressionnant. Artiste multimédia (vidéo, performance, photographie, installation, dessin, poésie…), elle incarne les débuts de l’art politique au féminin dans une Autriche pétrie de conservatisme. Elle a également enseigné à Berlin et aux Etats-Unis. Aujourd’hui, avec le recul des années et un intérêt croissant du public pour l’art féministe, son œuvre protéiforme n’en finit pas de s’imposer et de grandir en valeur symbolique : outre son entrée dans l’écurie Ropac, l’une des plus importantes galeries autrichiennes, et la création récente d’un centre de recherche avec ses archives à Linz, son œuvre est présentée dans «Women House», l’expo féministe à la Monnaie de Paris.
Valeur comme Valie, elle l’avait prédit, et écrit noir sur blanc, puisqu’elle s’était inventé ce nom valable, bien plus expansif que Waltraud Lehner, son nom de jeune fille. En 1967, elle crée VALIE EXPORT, en majuscules, comme nom et raison sociale - Valie est le diminutif de Waltraud, et l’export est à la mode puisqu’on voit ce terme marketing sur tous les produits de l’époque : «VALIE EXPORT est un nom déposé et protégé, exactement comme Coca-Cola. L’idée du tampon est venue un peu après. Changer de nom a été une nécessité absolue pour s’opposer aux règles, au nom du père, à celui du mari, pour s’affranchir de toutes ces choses. Je l’ai conçu comme un acte de rébellion», continue-t-elle d’affirmer cinquante ans plus tard. En 1970, un peu crâne, elle se photographie clope au bec, brandissant un paquet de cigarettes VALIE EXPORT, dont elle a changé le nom et l’image pour se l’approprier. «Semper et ubique» («toujours et partout») dit le paquet : injonction sans limite en forme de programmatique artistique. A la fin des années 60, l’artiste a accompli sa mue - elle est fascinée par les serpents et leurs changements de peau - et fait même inscrire ce nouveau nom-logo sur son passeport, grâce au témoignage de plusieurs directeurs de musée. Elle peut désormais exporter ses idées. Elle fait sa pub.
«VALIE EXPORT, SMART EXPORT, Selbstporträt», 1970. Photo V. EXPORT. ADAGP. Courtesy gal. T. Ropac
Waltraud Lehner naît en 1940 à Linz, son père meurt en 1942 en Afrique et sa mère élève seule ses trois filles. Scolarisée dans une école religieuse, elle suit des études aux Arts décoratifs, section textile, encouragée par sa mère qui la pousse à être indépendante. Mariée et mère très jeune, elle divorce et quitte Linz pour Vienne, où elle poursuit sa formation en dessin textile. Dans la capitale autrichienne à l’atmosphère répressive, elle croise les figures agitatrices de la scène d’avant-garde et impulse le cinéma direct. «Quand je suis arrivée à Vienne, il y avait plusieurs groupes d’artistes dont celui du réalisme fantastique, qui a été très important pour la culture viennoise d’après-guerre autour de Friedensreich Hundertwasser. Les actionnistes viennois avaient déjà réalisé nombre de leurs actions. On avait tous à peu près le même âge. Il y avait aussi les cinéastes expérimentaux, que j’ai rejoints par la suite avec Kurt Kren», se souvient-elle. Si on avance souvent la proximité de son travail avec les actionnistes viennois, à l’origine de performances cathartiques et transgressives, elle s’en défend pour affirmer sa propre trajectoire : «Mon travail n’était pas une réaction aux actionnismes viennois. On se croisait dans les cafés et les bars, je les connaissais, mais je connaissais aussi les écrivains, les peintres traditionnels. Je n’avais pas de rapports particuliers avec eux. J’avais une vision de la femme complètement différente d’eux. Oui, il y avait peu de femmes parmi ces artistes.»
Tatouage de jarretelle
Dans une Autriche confite dans le traditionalisme, VALIE EXPORT s’impose. A la domination masculine, elle oppose son corps, sa chair, ubique, qu’elle travestit dès 1968. A l’entrée de l’expo chez Ropac, la série «Identitättransfer 1,2,3» la montre en jean serré, les jambes écartées, les mains dans les poches, avec une perruque aux cheveux courts. Elle défie le regard, l’air de dire que l’habit ne fait pas le moine. Plus loin, elle s’affiche avec un tatouage de jarretelle sur la cuisse, gravant dans sa chair son identité sexuelle.
Plus jeune, elle s’était photographiée avec son petit ami, chacun prenant le genre de l’autre. «Je suis venue au féminisme toute seule, simplement en regardant l’histoire de l’art. J’ai observé les images des femmes autour de moi, dans la peinture et la publicité, mais elles ne pouvaient pas se résumer qu’à ça. Il y avait beaucoup trop de stéréotypes. Quelque chose clochait. En Autriche et en Allemagne, la révolte étudiante est arrivée sans l’aspect féministe. Contrairement aux Etats-Unis, où toutes les rébellions convergeaient… Souvent le rôle des femmes dans les mouvements de révolte se cantonnait à servir le café aux hommes !» se souvient-elle avant d’ajouter : «Quand en 1975, pour l’exposition "Magna. Féminisme et créativité", j’ai fait le tour de l’Europe pour créer un réseau international, j’ai essayé de solliciter des galeries, des institutions, pour qu’elles dénichent des artistes femmes. Tout le monde a trouvé le projet intéressant. On m’a pourtant dit : "Mais, au fait, qui va venir voir ça ?"»
Aux murs de la galerie Ropac, la série photo «KörperKonfigurationen», plus métaphorique, prolonge ces préoccupations. Dans les rues de Vienne, le corps de VALIE EXPORT, ou celui d’une amie, s’empare de la ville et s’adapte aux recoins, colonnes, murs, poteaux, passages piétons. Sorte de mesure étalon façon «femme de Vitruve» ou chewing-gum collant, l’anatomie féminine défie l’imposante architecture impériale viennoise, incarnation de la puissance des hommes. Comme une vigie, elle souligne les impacts de balles de la Seconde Guerre mondiale, s’aligne avec des poubelles ou s’étale dans les escaliers des constructions sans âme de l’après-guerre. «Je n’aurais pas pu faire cela ailleurs qu’à Vienne. J’ai choisi des immeubles marquants pour leur architecture et pour leur histoire, comme la mairie, néogothique. Et parfois aussi pour les intérieurs banals. On peut dresser une nouvelle cartographie de la ville avec mes actions. Mais Vienne est encore comme cela aujourd’hui !»
Manucure au cutter
Sur certains tirages, l’artiste dessine des figures géométriques, fait couler du rouge comme un sang imaginaire ou évide des formes blanches dans la chambre noire, soulignant les perspectives. Au premier étage de la galerie, c’est dans des dunes qu’elle épouse les herbes folles et trace des lignes de partage. Parfois, elle pique du nez au sol et on la croirait morte comme dans Identitätstransfer B (1972). Déshabillée et allongée dans une prairie, origine du monde inanimée évoquant une poupée de Hans Bellmer, VALIE EXPORT montre un nu ambigu, comme pour évacuer une vision moribonde du corps féminin.
«Mon parcours fut plein d’obstacles. Il a fallu s’affirmer, sans se laisser démonter. J’ai été dans l’incertitude de la réception de mon travail, me demandant souvent comment il allait être compris et s’il venait au bon moment. Avais-je touché le nerf sensible de l’époque ?»s’interroge-t-elle encore. La perturbante vidéo …Remote …Remote (1973) clôt l’exposition - âme sensible s’abstenir. De loin, VALIE EXPORT semble se faire une manucure. De près, elle s’arrache une à une les peaux autour des ongles avec un cutter : gros plans sur les mutilations et le sang qu’elle apaise dans un bol de lait. «Il s’agissait d’externaliser des états intérieurs. Faire sortir, rendre visible des sentiments», commente-t-elle. Il y avait une absolue nécessité à être VALIE EXPORT à Vienne dans ces années-là. Depuis, la société a changé, et «il y a une jeune génération d’artistes qui s’exprime avec cette même urgence en travaillant à travers le monde sur leur propre société». Cette génération peut désormais se rendre dans le nouveau Centre VALIE EXPORT de Linz et consulter ses archives (correspondances, notes, croquis, brouillons, scénarios) ainsi que la bibliothèque de l’artiste avec un grand nombre de livres sur la théorie des médias, le cinéma, le féminisme, la philosophie et la littérature.
VALIE EXPORT Body Configurations, 1972-1976 Galerie Thaddaeus Ropac, 7, rue Debelleyme, 75003. Jusqu’au 24 février. Rens. : http://ropac.net